Dans un sous-sol feutré de l’Institut Curie, les couloirs sentent la cire fraîche et le café du matin. Puis un parfum plus imperceptible encore : celui des composés organiques volatils qu’exhale une tumeur mammaire. Inaudible au nez humain, cette signature moléculaire déclenche pourtant, chez Oslo, berger malinois de trois ans, un signal clair : il s’assied, remue la queue et fixe son éducatrice droit dans les yeux. Verdict : « positif ». Aucun laboratoire n’a encore analysé la compresse sur laquelle il vient de flairer l’échantillon, mais l’expérience dit vrai dans 92 % des cas. Bienvenue dans K-Dog, programme pionnier de dépistage olfactif lancé en 2017 par le professeur Dominique Grandjean (École nationale vétérinaire d’Alfort) et porté par Curie.
Un nez qui compte 220 millions de récepteurs
L’idée part d’un constat vétérinaire : le chien identifie un congénère malade à distance, changeant parfois de comportement quand l’autre souffre d’un cancer. Anatomiquement, un malinois cumule environ 220 millions de cellules olfactives, contre 5 à 6 millions pour un Homo sapiens moyen. Sa muqueuse nasale, plissée comme un accordéon, décuple la surface de contact avec l’air inspiré. Mieux : un organe accessoire, le voméronasal, décortique certaines molécules lourdes. Le système nerveux traite ensuite le résultat de façon quasi instantanée — en deçà de 0,2 seconde.
“Le chien n’analyse pas une odeur ; il lit un paysage chimique là où nous ne percevons qu’un soupçon d’air”, explique le Pr Grandjean. “Dans le cancer, les cellules tumorales modifient le métabolisme des graisses et des protéines ; elles émettent alors un cocktail spécifique de molécules volatiles. Les malinois apprennent à l’associer à une récompense.”
Des compresses plutôt que des aiguilles
Pour la patiente, le protocole est d’une simplicité déconcertante. Une compresse médicale stérile, glissée cinq minutes dans chaque bonnet du soutien-gorge, absorbe transpiration et vapeurs cutanées autour du sein. Étape suivante : la compresse est scellée, codée, puis rangée dans un congélateur à – 20 °C. Dans le chenil-laboratoire de Curie, les échantillons sont décongelés et disposés dans des cônes métalliques. Oslo et ses congénères les inspectent l’un après l’autre, sous le regard d’un vétérinaire et d’un radiologue, sans jamais connaître l’origine du tissu.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur 355 compresses testées en double aveugle, les chiens ont reconnu 48 des 52 cancers confirmés par biopsie, et écarté 276 compresses saines sur 303. Sensibilité : 92 %; spécificité : 91 %. Des taux comparables à ceux d’une mammographie de dépistage, mais sans rayons X ni compression mammaire.
Dans les coulisses de l’éducation : jeu, répétition et renforcement positif
Contrairement à la détection d’explosifs ou de stupéfiants, aucune molécule unique ne signe la tumeur. Les éducateurs doivent donc construire une mémoire olfactive composite chez le chien. La méthode repose sur trois piliers :
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Échantillons variés : tumeurs invasives, carcinomes in situ, tissus bénins, afin que le malinois forge une notion de « vrai positif » robuste.
Tout se fait sans contrainte : quand le chien associe l’odeur cible à une balle ou à une friandise, la motivation ne faiblit jamais. Après trois mois, il classe déjà des compresses inconnues. À six mois, il atteint un plateau de performance ; à douze, il peut confirmer le diagnostic en présence d’une molécule masquante comme un parfum floral, preuve que son cerveau isole le motif tumoraire dans un bruit de fond complexe.
Vers un dépistage de terrain ?
L’ambition n’est pas de remplacer l’imagerie, mais de la précéder. Les régions qui manquent de mammographes — Outre-mer, Afrique francophone, zones rurales — pourraient envoyer les compresses par courrier réfrigéré, recevoir la réponse sous 48 heures et orienter ensuite, ou non, la patiente vers une unité radiologique. Coût estimé : moins de dix euros l’analyse, chien compris.
L’équipe explore déjà la miniaturisation électronique. Un “nez bio-électronique” doté de capteurs de nanographène reproduira peut-être, demain, le schéma chimique détecté par Oslo. Mais la mise au point demande encore des années ; en attendant, le meilleur analyseur reste l’original poilu.
Des questions réglementaires et éthiques
L’Agence nationale de sécurité du médicament doit statuer sur la certification d’un test “chiens olfacteurs” comme dispositif médical. Les promoteurs plaident que la méthode n’est pas invasive, que les animaux sont suivis médicalement et qu’« aucun chien n’est jamais forcé » ; s’il cesse de travailler, il retourne à la vie de famille. Reste la variabilité biologique : un malinois enrhumé, distrait ou vieillissant peut perdre de sa finesse. C’est pourquoi Curie prévoit une qualification mensuelle, un peu comme l’étalonnage d’un appareil de laboratoire.
“La technologie la plus pointue porte quatre pattes et une truffe”, sourit le Dr Claire Virot, cancérologue. “Notre défi est d’encadrer ce savoir-faire, sans le dénaturer, pour qu’il bénéficie au plus grand nombre.”
Un avenir qui dépasse le cancer du sein
Le projet K-Dog planche déjà sur la détection de cancers de la prostate, de l’ovaire et même de certains sarcomes, toujours à partir de compresses ou de prélèvements urinaires. L’objectif : évacuer l’idée de hasard et bâtir un outil de santé publique validé par des essais multicentriques. Les hôpitaux de Marseille, Lyon et Bruxelles entrent dans la boucle cette année, avec quatorze chiens supplémentaires.
L’histoire, pourtant, garde un parfum de tendresse. Dans le couloir, Oslo repart jouer, sa balle de tennis coincée dans la gueule. Ailleurs, une patiente apprendra qu’un simple reniflement canin a repéré son nodule quelques mois avant qu’il ne devienne palpable. Et si, demain, la première alarme contre le cancer ressemblait au battement d’une queue de malinois ?