Douai, mai 2025 — En quelques minutes, la salle d’audience s’est remplie d’un silence pesant. Au banc des parties civiles, les parents de Jean *, petit garçon de quatre ans mutilé au visage en 2023, guettent le verdict. Au banc de la défense, son oncle, propriétaire de « Nala », une femelle American Bully euthanasiée après l’agression. Le tribunal correctionnel prononce la relaxe : faute pénale non caractérisée. Tous les regards se tournent alors vers le parquet : puisque le propriétaire était absent lors de l’attaque, le code pénal ne permettait pas de le condamner pour blessures involontaires.
Un drame éclair, un vide juridique béant
Le 24 avril 2023, dans une maison de Somain (Nord), Jean franchit la porte de la chambre où la chienne dort. Réveillée brusquement, l’animal mord l’enfant à plusieurs reprises au visage. Transporté d’urgence au CHU de Lille, Jean subit une lourde intervention de reconstruction faciale ; il conserve encore des séquelles ophtalmiques. L’expertise vétérinaire classe la morsure au niveau 4 — le plus grave — et préconise l’euthanasie de la chienne, effectuée dans la foulée. Une enquête est ouverte pour « blessures involontaires par propriétaire de chien ».
Durant l’instruction, les enquêteurs découvrent que l’American Bully, race non reconnue comme « dangereuse » au sens de la loi de 1999, était correctement identifiée et à jour de vaccination. Aucun signalement préalable d’agressivité. Personne, surtout, ne signale de manquement aux règles de garde : la grand-mère, occupée à la cuisine, ignorait que l’enfant s’était éloigné. Le parquet conclut qu’il n’existe pas d’« imprudence caractérisée » de la part du maître, absent ce jour-là, et requiert la relaxe — suivie par le tribunal.
American Bully : un molosse hors catégorie
Le cœur du débat se cristallise sur la race. L’American Bully, fruit de croisements récents entre American Staffordshire Terrier, Bulldog anglais et autres molossoïdes, n’apparaît dans aucune catégorie officielle. Pas de muselière obligatoire dans l’espace public, pas de permis de détention, pas de formation spécifique pour le maître. Cette absence de cadrage tranche avec la puissance et le gabarit du chien : jusqu’à quarante kilos de muscles, mâchoire large, énergie débordante. « Quand la loi classe un chien d’après le look alors que la génétique et l’éducation pèsent bien plus dans le déclenchement d’une morsure, on court droit à l’impasse », soupire le docteur Élodie Roussel, vétérinaire comportementaliste.
Depuis trois ans, les refuges de la région Hauts-de-France constatent une hausse des American Bully abandonnés, souvent après l’adolescence du chien quand la force devient difficile à contenir. Les éducateurs parlent d’un animal sensible, très attaché à sa famille, mais qui nécessite un travail d’autocontrôle précoce, faute de quoi il peut paniquer et réagir par défense.
La justice interroge la responsabilité du maître
L’affaire de Somain met en lumière une subtilité juridique : en matière pénale, c’est le gardien effectif de l’animal au moment des faits qui peut être poursuivi, pas nécessairement le propriétaire officiel. Or les magistrats ont jugé qu’aucun adulte présent n’avait eu le temps matériel d’intervenir ou de prévenir l’incident. Résultat : pas de condamnation.
Au civil, en revanche, la famille peut obtenir réparation, mais encore faut-il déterminer qui paiera : l’assureur du propriétaire, celui de la grand-mère ou un éventuel fonds d’indemnisation. Me Carole Marty, avocate des parties civiles, dénonce « un parcours du combattant pour les victimes, coincées entre assureurs qui se renvoient la balle, surtout quand le chien n’était pas déclaré comme molosse ou n’entrait pas dans les clauses spéciales ».
Un rapport parlementaire attendu
Le cas a trouvé un écho national. En février, une mission d’information sénatoriale a rendu un pré-rapport qui préconise la fin de la classification morphologique au profit d’un permis universel de détention fondé sur la formation du maître et le suivi comportemental du chien, quelle que soit la race. Le ministère de l’Intérieur, appuyé par l’Agriculture et la Santé, prépare un « Plan chiens et sécurité publique 2025-2030 ». Parmi les pistes envisagées : une évaluation comportementale obligatoire pour tout chien de plus de 25 kilos, un fichier national des morsures, la création d’un fonds d’indemnisation alimenté par une taxe sur les ventes de chiots.
Les professionnels du monde canin, eux, plaident pour une approche préventive. « On ne réglera pas la question avec une nouvelle liste noire », insiste Pierre Gadre, éducateur et membre du Syndicat national des professions du chien. « Ce qu’il faut, c’est former les maîtres aux signaux d’apaisement, sensibiliser les familles à la surveillance des enfants, et imposer que tout chien puissant passe un test de sociabilité. »
Des familles en quête de repères
Dans l’attente d’une réforme, les foyers doivent composer avec la réalité : un chien, même réputé doux, peut mordre s’il est surpris, douloureux ou effrayé. Les pédiatres rappellent que 60 % des morsures graves touchent des enfants de moins de six ans, souvent au domicile. Pour limiter les risques, les spécialistes recommandaient déjà de sécuriser un espace de repos pour l’animal et d’éduquer les enfants à ne pas le déranger. Nous les regroupons ici dans un unique rappel – court, mais essentiel :
• Surveiller toute interaction chien-enfant ;
• Offrir au chien un lieu refuge inaccessible aux plus jeunes ;
• Apprendre à reconnaître les signaux de stress : détournement de tête, bâillement, raideur.
Au-delà de la sphère familiale, la question du signalement reste délicate. Beaucoup d’agressions mineures ne remontent pas aux services vétérinaires, empêchant un suivi comportemental précoce. L’idée d’un registre obligatoire des morsures, inspiré du Canada, refait surface : il servirait de base pour décider d’une évaluation ou d’un accompagnement du binôme maître-chien plutôt que d’une euthanasie systématique.
L’enfant d’abord, le chien ensuite ?
Dans la foulée du verdict de Douai, la Ligue française des droits de l’enfant a publié un communiqué : « L’impunité pénale n’équivaut pas à l’absence de responsabilité. Le législateur doit garantir un environnement sécurisé pour les mineurs, quitte à imposer des obligations nouvelles aux détenteurs d’animaux puissants. » Les associations de protection animale redoutent une dérive vers l’interdiction pure et simple d’une race, solution jugée inefficace. Elles militent pour la généralisation d’un certificat de sensibilisation, déjà obligatoire depuis 2023 lors de l’achat ou de l’adoption d’un animal, mais encore trop souvent signé sans formation réelle.
À quand une culture partagée de la prévention ?
Pour l’heure, le petit Jean poursuit sa rééducation. Sa mère confie qu’il sursaute dès qu’il voit un chien. Le propriétaire relaxé, lui, dit porter « un poids moral immense » : il a perdu sa chienne et se voit désigné comme coupable aux yeux de la famille, malgré la décision du tribunal. L’histoire se répète dans d’autres dossiers où l’animal est mis à mort, le maître débouté ou acquitté, et les victimes jamais pleinement satisfaites.
L’affaire de l’American Bully pourrait néanmoins servir d’électrochoc. Car derrière la statistique — 8 millions de chiens en France, environ 10 000 morsures traitées aux urgences chaque année — se cachent des visages et des cicatrices qu’aucune relaxe n’efface. Le défi consiste désormais à passer d’une loi symbolique, focalisée sur la morphologie, à une véritable « culture canine » qui associe éleveurs, vétérinaires, éducateurs, assureurs et pouvoirs publics. Tant que chacun n’aura pas clairement défini son rôle, le tribunal restera le lieu où l’on cherche des responsabilités que la société n’a pas su répartir en amont.
Prénom modifié à la demande de la famille.